26 octobre 1917

Cette fameuse partie à cheval au cours de laquelle nous avons été surpris pendant une tornade et trempés jusqu’aux os a provoqué chez moi un accès de fièvre. Cela a commencé par de violents maux de tête, suivis de frissons chauds et froids, une violente courbature et une fatigue générale qui a nécessité un séjour au lit.
Je suis maintenant très bien et complètement remis. Cet état demande pourtant quelques soins ; nous avons à Kolda une infirmerie indigène, attenante à l’administration et sous la surveillance du Résident. Un infirmier s’occupe des malades, nous avons à notre disposition tous les médicaments utiles. En cas de blessures graves ou maladie, le docteur de Ziguinchor, un européen, peut se transporter à Kolda en un jour et demi. Les fièvres, assez fréquentes pendant la saison des pluies, ne sont pas dangereuses, si l’on prend des soins immédiats, qui constituent en trois ou quatre cachets de vingt-cinq centigrammes de quinine. Nous en prenons à chaque repas ; la fièvre peut être coupée aussi par une demi-bouteille de champagne. Nous ne devons jamais sortir sans casque, entre huit et dix-sept heures, éviter la pluie, et ne dormie que dans une moustiquaire constamment et hermétiquement fermée, ne pas s’enivrer et ne pas trop manger de gibier ou de viande saignante.
Il n’y a pas de jour où je ne me trouve en présence d’un fait bizarre, nouveau pour moi et tous ces mille incidents de ma vie africaine me rappellent les romands de Pierre Loti. Le romand d’un spahi par exemple, le nom de l’héroïne de ce récit « Fathou Gaye » est très courant ici : Fathou Aminata, Lica, Tanagra, Nata, Lotti, Kati, Tabas-Ky sont en effet les prénoms des jeunes filles du pays. Les hommes : Noussa, Gnangri, Yoro, Daoda, Keba, Kaba, Demba, Samba, Kamara, Gadia, Bengoura, Manza, Ibrahima, Wanga, etc… ce sont les prénoms des indigènes Marabouts, c’est-à-dire musulmans, chez les catholiques, les prénoms ressemblants aux nôtres, tout en étant négrifiés. Chaque race a ses mœurs et ses coutumes, ses fêtes et ses costumes et tout cela a un charme particulier.
Les Peuhl ou Foullahs, habitant de notre région, sont d’ancienne origine égyptienne, ils ont le teint clair, et un je ne sais quoi de distingué et de supérieur, à côté des sénégalais, plutôt brutaux et insignifiant. J’ai eu l’occasion dernièrement de visiter un village Peuhl, dans le Bantankountou, appelé Kamako. Le chef de canton Diaye Diouberon, m’a fait les honneurs des différentes cases de ses sujets, un grand tam-tam d’honneur a été célébré. Monsieur M. et moi nous avons accepté quelques présents et le chef nous a accompagné suivi de ses louveteaux noirs jusqu’à Kolda.
>J’ai été surpris de cette réception en pleine brousse, chez des habitants encore sauvage et de constater une telle différence d’avec leurs frères de la Basse-Casamance. La beauté et la finesse de leurs traits, des corps merveilleux. Leurs danses ont quelque chose de félin, semblable aux danses modernes rythmiques, genre Isdora Duncan ou Nyjinsky. Leurs instruments de musique dont les sons rappellent ceux de nos violons ou de la vielle sont fabriqués avec de grosses calebasses couvertes de peaux tendues à l’aide de cordes de crin de cheval ou de lianes spéciales. Le balafon, piano indigène, est curieux, la mélodie est sans doute monotone, mais doute et langoureuse. La danse des morts, donne le frisson, et ressemble vaguement à la valse de la Nuit des quatre temps, pas au point de vue musical, bien entendu.

25 novembre

Je vais bientôt m’en retourner à Ziguinchor et me réjouis de pouvoir à nouveau respirer l’air de la mer, après une journée de soleil ardent.
En attendant mon départ de Kolda, je suis seul avec mon ami M. comme européen, bien sûr. Dimanche nous avons fait une partie des plus mouvementées. Partis en pirogue avec nos armes et un rameur à quatorze heures, nous avons remonté la rivière jusqu’aux environs de Faraba, petit village Peuhl. Le ciel était couvert, comme aux premiers jours d’automne suisse, un calme profond régnait sur la rivière, semblable à un miroir sinueux où se reflétaient les feuilles des arbres, de grandes lianes vertes, garnies de liserons roses et blancs traînaient dans les flots ; des milliers d’oiseaux aux couleurs éclatantes, où dominaient le rouge garance et le bleu le plus pur, gazouillaient dans les arbres ou voltigeaient sur nos têtes. A chaque instant, le bruit sourd d’un plongeon nous rappelait à la réalité et nous faisait tâter nos fusils : un caïman, dérangé dans son sommeil, par le bruit des pagaies regagnait précipitamment les eaux protectrices du fleuve.
Plus loin, notre boy, nous indique sur un gros baobab, une quantité de singes jaunes, café au lait, d’assez brande taille. Ce sont des singes aboyeurs que les Mandingues appellent Gollos. Avec une grosse chevrotine, dont nos fusils étaient chargés, nous avons tiré dans le bas. Quatre singes ont dégringolé dans les fourrés pendant que les autres, dans un vacarme épouvantable, sautent de branche en branche fuyaient hors de notre portée. Nous accostons dans le but de chercher nos victimes et envoyons le boy battre les fourrés, nous tenant à l’affût un peu plus loin. Tout à coup en jetant un regard circulaire, nous apercevons à quelques mètres nos quatre gollos qui se léchaient mutuellement leurs blessures. L’un d’eux tenait un petit sous son bras. Nous avons déchargé nos armes sur ce groupe pensant achever les pauvres bêtes, mais des beuglements comiques nous répondent et, en un clin d’œil nos singes s’élancent sous bois. Vivement, sans réfléchir, nous nous mettons à leur poursuite, pendant un quart d’heure à travers les hautes herbes. Nos singes nous avaient brûlé la politesse, sur quelque haute branche ou tout simplement cachés dans les herbes. Il s’agissait maintenant de rejoindre la pirogue et le boy ; ici pas de poteaux indicateurs, nous étions à trois heures de Kolda par voie d’eau et à cinq heures à pied et pas de boussole. Douce perspective d’être perçus dans la brousse loin de tout village. Il était quatre heures et à six heures déjà la nuit est noire. Enfin au bout d’une heure de recherches, nous trouvons le boy endormi, mais pas de pirogue. Elle avait profité de notre escapade pour nous lâcher, elle aussi. Nous sommes redescendus le cours du fleuve, regardant dans les lianes et les palétuviers si nous apercevions la pirogue. Nous la retrouvons plus bas arrêtée dans un barrage de pêcheurs. Il faisait nuit quand nous arrivions à Kolda, après mille péripéties, empêtrés dans les lianes, au risque de chavirer à chaque instant et de se sentir dégustés par quelques saurien, friand de chair blanche. Non ! On ne m’y reprendra plus d’aller voir les singes ; et dire qu’en Europe on les voit tant qu’on veut et sans beaucoup se déranger.
Dernièrement, les troupeaux de bœufs et de vaches ont été attaqués presque dans le village, par une horde d’environ cent cinquante chacals ou chiens sauvages et de hyènes, espèce dangereuse, ces animaux lorsqu’ils sont blessés attaquent l’homme avec furie. Une battue fut organisée sans résultat. Plusieurs bœufs, vaches et moutons ont été dévorés. Quelques lions, même, tenaillés par la faim sont à l’affût des bourricots venant à Kolda avec les Dioulas. Ces rugissements caverneux retentissants dans la nuit et mon chien « Sahara » hurlait à la mort comme un possédé.
Jeudi nous prenions notre repas du soir chez moi ; Monsieur N. que j’avais invité proposa que par ce beau clair de lune, nous dînions dehors. Le repas était gai ce soir-là, j’avais appelé un joueur de balafon et de violon indigène pour remplir la monotonie de ces veillées si longues. Au milieu du repas, le chien assis non loin de la table, se précipite, affolé, dans mes jambes. A quelques mètres de nous, sortant d’un massif de piments, un énorme python, s’avance droit sur nous, la gueule bavante. Inutile de dire que nous avons pris la fuite et nous nous sommes mis en lieu sûr pour continuer notre souper, en nous réinstallant à l’intérieur. Prendre nos fusils, pour battre le reptile, il n’y fallait pas songer, le commandant interdisant les coups de feus, la nuit pour ne pas alarmer le poste de garde. Le lendemain matin, mon premier soin a été de faire désherber la cour pour retrouver notre visiteur du soir. Quatre serpents noirs furent tués, mais le python était loin dans la brousse.
Nous voici au commencement de la bonne saison. Finies, les tornades et les orages diluviens ; le soleil seul, dans toute sa splendeur et sa chaleur torride, pendant six longs mois, la sécheresse, les arbres sans feuilles, les herbes brûlées, les incendies de brousses. Le matin pourtant, avant le lever du soleil, je suis tout gelé sur mon lit et je suis bien content de pouvoir tirer à moi une bonne couverture de laine. Les nuits au commencement de la saison sèche sont humides et froides ; avant le lever du soleil, les noirs se calfeutrent dans leurs cases et, quand ils sortent, ils sont toujours emmitouflés dans de vastes péplums ou couvertures de laines. J’ai été au début très surpris de ce semblant de froid, il est vrai que l’on devient sensible à cette température après un séjour plus ou moins prolongé aux colonies. J’ai l’habitude de dormir avec portes et fenêtres ouvertes, protégé simplement par les doubles portes et fenêtres grillagées d’épais fils de fer et j’ai attrapé un rhume carabiné, une toux suivie d’extinction de voix. Pendant trois jours j’ai pris des grogs et mis une ceinture de flanelle sur ma poitrine, un foulard autour du cou, comme l’hiver en Europe.

Lettre partie de Kolda le 25 novembre,


Arrivée à Morges en 28 décembre

Le 8 janvier 1918 à sept heures du soir. Monsieur L. était de retour à Morges à la surprise de tous. Il était très malade et avait fait un voyage mouvementé à travers les dangers des sous-marins allemands et des gros temps.
A la suite d’une discussion avec ses chefs directs de Ziguinchor, il avait donné son congé et repris la mer en même temps que la lettre qu’il venait d’expédier. Assez malade d’une forte bronchite et atteint par des crises fréquentes de fièvres paludéennes, il dut s’aliter et ne fut en bonne santé que vers le mois de mars, époque où il forme le projet de repartir pour l’Afrique et écrivit à diverses compagnies de Marseille. Il travaille à la peinture puis le 15 juin accepte un engagement de trois ans à la Compagnie anciennement Ormandon & Cie. Le 30 juin 1918, il partait à Genève, muni de nombreux passeports et visas consulaires à destination de Marseille.